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Le kuching laksa de Kota Kinabalu

Une soupe riche à base de lait de coco relevée de piment et de curry, de citronnelle, d’ail, de coriandre et de l’omniprésente sambal belacan (pâte de crevettes fermentée) accompagnant des nouilles de riz. Des crevettes, des morceaux d’omelette et du soja germé ornent le grand bol que l’on vous apporte. Jetez un trait de citron lime au dernier moment pour tempérer le chaud piment. Les nouilles sont fondantes, les crevettes bien fraiches et presque aussi croquantes que le soja…

kuching laksa

Fermez les yeux : vous dégustez un kuching laksa dans une improbable gargote de Kota Kinabalu, avec un ciel bleu comme seule ce bout de monde peut offrir, où le vent marin modère la chaleur tropicale en remontant les rues depuis le front de mer. Les iles verdoyantes de jungle que vous avez vu plus tôt depuis le port flottent dans votre mémoire.

Un orgasme culinaire !

Fukushima Daiichi, 3 ans

Triste anniversaire :

Trois ans aujourd’hui qu’une triple catastrophe touchait le Japon. Un tremblement de terre très puissant, un tsunami mémorable et ravageur, et une catastrophe nucléaire multiple toujours en cours, et dont l’impact sur nos sociétés dépendante de l’« atome pour la paix » est toujours à définir.

J’ai des amis très chers au Japon, et bien qu’ils vivaient alors à Tokyo, je me suis immédiatement senti concerné, parce que ces évènements les touchaient d’une manière ou d’une autre. Par ailleurs, je garde des souvenir marquant – réels ou construits – de la catastrophe de Tchernobyl en 1986 malgré mon jeune âge à l’époque. Notamment l’inquiétude des mes parents à propos de l’alimentation. Je garde un certain intérêt depuis cette époque sur la « chose » nucléaire, essayant de me forger un avis entre les discours lénifiants des autorités, et ceux parfois apocalyptiques des antis.

Aujourd’hui je continue à lire tout ce qui me tombe sous la main en français et en anglais sur la catastrophe du 11 mars 2011, parce que celle-ci c’est produite dans ma vie adulte, et j’ai donc les moyen intellectuels pour l’appréhender, et le formidable outil Internet pour fournir ma curiosité. Il y a une volonté de garder une trace aussi – j’enregistre tout : articles de presse, rapports officiels japonais, français, américains, etc., études scientifiques, masses de données publiées par TEPCO et par les diverses organisations étatiques ou indépendantes japonaises ou autres, nombreux d’hyperliens de toute origines que je consulte régulièrement – et pouvoir revenir en arrière et comprendre comment on fabrique l’information dans ce genre de situation.

Pouvoir documenter les mensonges et les approximations est important à mes yeux. D’autant plus que ces catastrophes ne se passent pas dans le temps médiatique et spectaculaire habituel, mais sur le long, et le très long terme ; et qu’il est impossible, quelques mois, années après l’accident, d’en connaître tous les tenants et aboutissants.

Par exemple, l’autorité de sureté américaine a tenu en 1993 sa dernière réunion à propos de la décontamination de Three Mile Island (1973), et les derniers éléments de combustible n’ont été retiré du cœur fondu de la centrale qu’en 1990, dix-sept ans après l’accident [^1]. Autre exemple, la gestion de l’accident de Tchernobyl : le second sarcophage est en cours de construction pour limiter la propagation dans l’environnement, et des scientifiques, des ingénieurs, travaillent sans relâche depuis l’accident pour surveiller les cycles de criticité du corium, pour étudier les effets biologiques et écologique, pour que sais-je encore…

Je ne prends rien pour argent comptant. Aucun article n’est pour moi digne de foi par lui-même, tant qu’il n’est pas recoupé par de multiples autres, et encore. Je n’ai donc pas d’avis totalement tranché, à part celui-ci : Fukushima est une catastrophe effroyable qui touche des centaines de milliers de personnes toujours aujourd’hui déplacées et victimes, et ce n’est pas prêt de rentrer dans l’ordre. Des communes entières sont vidées de leurs habitant, il y a encore 270 000 réfugiés du tsunami et de la catastrophe nucléaire dont 100 000 vivent toujours dans des logements préfabriqués. On imagine généralement pas qu’un pays riche comme le Japon puisse connaître un tel nombre de déplacés.

Les Zones ultimes :

Les zones contaminées autour des centrales accidentées de Tchernobyl et Fukushima sont le niveau ultime de la Zone. Interdites d’accès, considérées comme dangereuses alors que rien ne l’indique au premier coup d’oeil, porteuses d’une terreur sourde dont la bande son n’est pas les gémissements des fantômes mais les couinements stridents des compteurs Geiger.

La Zone interdite autours de Tchernobyl est un sanctuaire sans humains où la nature semble avoir repris ses droits : les grands animaux y sont à l’abris des chasseurs, on y a même réintroduit des chevaux de przewalski depuis 1998 1.

Les Zones – car une nouvelle existe désormais au Japon – renvoient au livre des frères Arcadi et Boris Strougatski, Stalker, sous-titré en français « Pique-nique au bord du chemin ». Ce livre ne parle pas de centrales nucléaires mais de la visite d’extraterrestres ayant laissé derrière eux des artefacts incompréhensibles dans des zones réduites et très surveillées. Les Stalkers sont les contrebandiers qui s’y aventure illégalement pour récupérer et revendre leurs trouvailles, au risque de leur vie.

Le parallèle est si frappant qu’on a nommé Stalker, dans le contexte des zones irradiées autours de Tchernobyl, les personnes y pénétrant pour y récupérer les métaux des véhicules abandonnés par les soviétiques 2 après la phase urgente de la décontamination et les revendre. Dilué dans les hauts fourneaux avec du métal sain, on retrouve peut être cet acier dans le futur EPR… comme un écho de nos erreurs passées.

Ce qui marque les visiteurs de ces zones, c’est le spectacle des villes désertées en urgence, les habitants ayant tout abandonné derrière eux. Rien n’a changé, dans la ville de Pripiat, toute proche de la centrale de Tchernobyl, ancien dortoir des ouvriers, ingénieurs et de leur famille. Les salles de classe ont toujours leurs bureaux, leurs cahiers, leurs livres. Même chose à Tomioka ou Okuma 3, au Japon, où les habitants ont tout laissé dans la précipitation. Les magasins sont pleins de fournitures, les mairies de paperasse et de matériel, le tout seulement dérangé par le tremblement de terre et les animaux vaguant.

Extension du domaine de la Zone :

En 1957, le 29 septembre, survenait la Catastrophe de Kychtym 4, dans l’ultra-secret complexe nucléaire de Maïak 5, dans l’ancienne URSS. C’est tout proche de la ville de Tcheliabinsk, bombardée il y a un peu plus d’un an par un météore qui a fait la une des médias. J’ai lu, il me semble dans Les Jeux de l’atome et du hasard de Jean-Pierre Pharabod et Jean-Paul Schapira, que les abords de ce complexe sont si pollués de radionucléides qu’on y a décrit de nouvelles maladies inédites et spécifiques – les populations à l’époque n’ayant pas été déplacées pour conserver le secret.

Le Polygone nucléaires de Semipalatinsk 6, au Kazakhstan, où eurent lieu de nombreux tests nucléaires atmosphérique et souterrains de l’Union Soviétique est aussi une zone polluée et hantée par les spectres de la guerre froide. Les Kazakhs payent durement leur passé de république soviétique.

L’extension de la Zone, c’est aussi les anciennes mines d’uranium française – on a extrait des milliers de tonne d’uranium sur le territoire métropolitain – et leurs stériles, boues et résidus qu’il faut stocker, en général dans des lieux où il n’est pas conseillé de baguenauder le nez au vent 7. Admettons quand même que face aux maladies que subissent les populations exposées dans les deux exemples ci-dessus, la France n’est pas à vraiment plaindre. Ce qui n’empêche pas de s’informer.

Le Niger, fournisseur majeur de notre « indépendance énergétique », est lui aussi truffé de mines en activités, qui deviendrons autant de Zones un jour.

Quelques Lectures :

Fukushima, dans la zone interdite de William T. Vollmann, 2012. Le journaliste et écrivain part presque sur un coup de tête traverser, quelques mois après la catastrophe, la Zone de Fukushima. Un récit très vivant pour ce compte rendu d’exploration. Même traversée, par Brice Maire, ses marches de nuit, son squat sur un canapé d’auberge, ses campements à l’arrache… Ça commence ici http://fukushima.blogs.nouvelobs.com/archive/2012/03/03/tokyo-gonzo.html, pas mal de photos ont disparu, mais il reste le texte.

Le Dernier homme de Fukushima, d’Antonio Panota, 2013. L’histoire du fermier Naoto Matsumura qui a dit merde à TEPCO et au gouvernement japonais et décidé de rester soigner les animaux domestiques abandonnés dans la Zone. Voir aussi la série de photos de Panota sur Médiapart : http://www.mediapart.fr/portfolios/fukushima-17-le-dernier-homme. Je noterai que l’auteur aurait pu signaler d’autres éleveurs qui ont réalisé plus ou moins le même parcours – ce qui ne diminuait en rien le sacrifice de Matsumura, ni même sa force symbolique. Cherchez donc les noms suivants : Osamu Nakamura, éleveur de chevaux, et Masami Yoshizawa, éleveur de vaches. Si vous réclamez des références dans les commentaires, je les fournirai. Et ceux-ci ne sont que les suffisamment forts, qui ont survécu, d’autres se sont suicidés de désespoir. Là encore, je dois pouvoir fournir des références.

Pour l’état des lieux officiel par l’IRSN, voir le dossier mis en ligne hier : http://www.irsn.fr/FR/Actualites_presse/Actualites/Pages/20140310-irsn-fukushima-2014.aspx

Les articles du Monde pour les 3 ans de l’accident (le premier décrit bien la Zone) :
Dans les villes mortes autour de Fukushima
Les enfants de Fukushima racontent la catastrophe
La Catastrophe nucléaire de Fukushima trois ans après

Stalker, des frères Arkadi et Boris Strougatski, 1972. Belle science-fiction sociétique

La Supplication – Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse, de Svetlana Alexievitch, 1998, que je n’ai toujours pas lu, alors qu’il attend mon bon vouloir dans ma bibliothèque.

Les journaux d’exploration de la Zone de Tchernobyl d’Elena Filatova : http://elenafilatova.com/. Il semble qu’en ukrainien, chernobyl désigne une plante proche de l’absinthe, et elle explique que dans certaines vieilles bible en ukrainien, la chute de l’astre, annonciateur de l’Apocalypse (AP 8,11) est nommé chernobyl.

Atomic Bazaar, de William Landewiesche, 2010. La Zone n’est ici pas le sujet principal, mais c’est un point de vue intéressant et documenté sur la prolifération, particulièrement sur la bombe pakistanaise, et sur son « père », le Docteur Khan: https://fr.wikipedia.org/wiki/Abdul_Qadeer_Khan. Dans la première partie, il a des informations intéressantes sur les installations russes, données avec un l’humour pince sans rire et des anecdotes incroyables.

L’article tout récent du Parisien sur l’essaie atmosphérique Gerboise Bleue (1960, https://fr.wikipedia.org/wiki/Gerboise_bleue) en Algérie : http://www.leparisien.fr/faits-divers/le-document-choc-sur-la-bombe-a-en-algerie-14-02-2014-3590523.php. Si par ailleurs quelqu’un met la main sur le film Gerboise Bleue de Djamel Ouahab, je suis très intéressé.

Explorations virtuelles :

La Zone de Tchernobyl en mode street view par Yandex : http://maps.yandex.ru/?ll=30.110389%2C51.385676&spn=0.113811%2C0.022234&z=13&l=map%2Cstv&ol=stv&oll=30.11038899%2C51.38567642&ost=dir%3A315.841972%2C8.391072000000001~spn%3A69.35387283067865%2C43.04340599999999

Le « Memories for the Future », street view de Goodle dans la Zone de Fukushima : http://www.miraikioku.com/streetview/en/about

Notes :

[^1]: http://www.nrc.gov/reading-rm/doc-collections/fact-sheets/3mile-isle.html, lire aussi la note de l’IRSN sur cet accident, qui met bien en rapport le long temps nécessaire à son analyse. http://www.irsn.fr/FR/connaissances/Installations_nucleaires/Les-accidents-nucleaires/three-mile-island-1979/Pages/sommaire.aspx


  1. 21 chevaux âgés et malades qui y ont été lâchés, ils seraient aujourd’hui une cinquantaine et bien adaptés. 
  2. deux liens vite trouvés, avec des photos : http://1800recycling.com/2010/06/chernobyl-radioactive-scrapyard/ et http://englishrussia.com/2009/03/16/chernobyl-scrap-metal/ 
  3. « okuma ghost town » dans google image. Et pour voir le très ironique portail de la ville, qui dit en substance « Un avenir radieux avec l’énergie nucléaire » : « okuma nuclear energy bright future » dans le même google image. 
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Catastrophe_nucl%C3%A9aire_de_Kychtym 
  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Complexe_nucl%C3%A9aire_Ma%C3%AFak 
  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Polygone_nucl%C3%A9aire_de_Semipalatinsk 
  7. voir la base MIMAUSA, qui « a été développée [par l’IRSN] afin de permettre la consultation par le grand public de données concernant les anciens sites miniers français d’uranium. » : http://mimausabdd.irsn.fr/ pour les localisations. Si vous cherchez du plus croustillant, tapez « limousin radioactif » dans google… mais je vous laisse la responsabilité d’interpréter ce que vous y lirez. J’ai mon avis, mais les sources incontestables sont vraiment difficiles à trouver, et je manque de temps pour cet article… Et voilà que j’en trouve une : http://www.irsn.fr/FR/Actualites_presse/Communiques_et_dossiers_de_presse/Pages/Anciennes_mines_d_uranium_du_Limousin.aspx. Il faut bien lire, le langage est contrôlé, mais « établir une cartographie des chemins, routes, aires, plateformes et autres secteurs sur lesquels des stériles ont été utilisés » laisse peu de place au doute. 

Lignes et chemins de désir (1)

La « ligne de désir » est définie par Sonia Lavadinho comme « la courbure optimale du tracé qu’un piéton laisse dans son sillage lorsqu’il est totalement libre de son mouvement. ». Elle poursuit, « les lignes de désir sont constamment contrées par d’autres forces » : véhicules, aménagements urbains… l’espace piétonnier est « obstrué par une multiplicité de dispositifs dont les fonctionnalités répondent à autant d’usages qui se superposent au sein des espaces publics. Il existe par ailleurs une tension forte entre les désir des concepteurs […] de canaliser le piéton au sein de lignes de forces désignées qui lui sont spécialement dédiées, et le désir des piétons eux-mêmes de pouvoir aller où bon leur semble, en utilisant toutes les ressources des multiples espaces à leur disposition » [1].

Les matérialisations concrètes les plus courantes des lignes de désirs sont : la trace de terre nue traversant une pelouses ; la coupure dans une haie ; en zone péri-urbaine, elles sont les sentier alternatifs qui pénètrent les espaces laissés vacants ou longent les routes sans trottoirs – ces sentiers sont d’autant plus nombreux que le piéton n’est pas ou peu prévu dans l’aménagement, et doit se forger son propre réseau. Ces matérialisations sont des « chemins de désir ».

En période de pluie, ces chemins si pratiques se transforment en bourbiers, le passage humain ayant éliminé la végétation qui aurait fixé la terre. C’est alors l’usage qui a créé la condition de l’inaccessibilité.

À l’inverse, la neige, en effaçant tout réseau pré-existant sous son manteau permet aux piétons de choisir leur itinéraires en totale liberté. J’ai lu quelque part qu’en Suède, ou en Finlande, les paysagistes visitaient leur parc après les premières chutes de neige pour noter les lignes de désir toutes fraiches afin d’adapter leurs aménagements.

Une possible légende urbaine indique que sur certains campus américain les concepteurs ont attendu la deuxième année pour réaliser les routes, une fois les chemins de désir tracés par les étudiants. [2]
L’origine ou la confirmation de cette légende est peut être à trouver dans cette citation de l’ouvrage Origins of Form de Christopher Williams : « A leading architect once built a cluster of office buildings set in a central green. The landscape crew asked him where he wanted the sidewalks between the buildings. His reply: ‘Just plant grass between the buildings.’ By late summer the new lawn was laced with pathways of trodden grass. The paths followed the most efficient line between the points of connection, turned in easy curves rather than at right angles and were sized according to traffic flow. In the fall the architect simply paved in the pathways. Not only did the paths have a design beauty, but they responded directly to user needs. » [3]
Traduction par mes soins : « Un éminent architecte construisit un jour un ensemble d’immeuble de bureaux sis au milieu d’une zone verte. Les paysagistes lui demandèrent où construire les trottoirs entre les immeubles. Sa réponse tomba : plantez seulement de l’herbe entre les bâtiments. À la fin de l’été, la nouvelle pelouse était dentelée de passages d’herbe foulée. Les chemins suivaient les lignes les plus efficaces entre les points de connexion, en courbes douces plutôt qu’en angles droits, et leur largeur était en relation avec la densité du trafic. À l’automne, l’architecte se contenta de paver les chemins. Non seulement ces derniers présentaient de beaux motifs, mais ils répondaient directement aux besoins des usagers. »

La première mention du concept semble apparaître dans une étude nommée 1959 Chicago metropolitan transportation study [4]. Le terme désignait les point sur une cartes aux endroits où les usagers voulaient de nouvelles infrastructures de transport. Ce n’est que dans les années 80 que le terme a défini un « réseau secondaire de circulation constitué de sentiers de terre coupant à travers le paysage ». Il apparaît alors dans les ouvrages traitant de la reconstruction de Central Park à New York pendant cette même décennie. Le tracé des chemins du parc fut basé sur l’étude des lignes de désir [5][6].

Quelques exemples

Lors de mes premières recherches sur le sujet, je butais sur les faibles résultats de mon habituel chasseur d’information [7] à propos de ce concept. J’écrivais quelques lignes en vue de cet article, puis passait à autre chose par manque de matière.
Aujourd’hui, mes recherches dégorgent de références, comme si l’idée avait fait sa place dans l’Eidos – la noosphère – et devenait par conséquent détectable par les radars du Grand Agrégateur.

Dans la ville de Détroit, le blog Sweet Juniper décrit un nouveau réseau de déplacement apparu après la déliquescence du réseau originel: « With enormous swaths of the city returning to prairie, where sidewalks are irrelevant and sometimes even dangerous, desire lines have become an integral yet entirely unintended part of the city’s infrastructure ».
Traduction de votre serviteur : « Alors que d’énormes pans de la ville retournaient à l’état de prairies, où les trottoirs sont sans objet et parfois même dangereux, les lignes de désir sont devenu une partie intégrante et pourtant totalement non intentionnelle de l’infrastructure de la cité. »
La totalité de l’article vaut le détour avec de belles photos d’humains perdus dans les hautes herbes : Street With No Name.

Brasilia est une ville nouvelle, entièrement planifiée, dont le design original n’intégrait pas vraiment le piéton, et ne prévoyait donc rien pour lui. Les grandes avenues sont des autoroutes de six voies, et on trouve des échangeurs en trèfle au beau milieu de la ville. Le plan originel excluait même les feux et évitait les carrefours pour laisser couler le flux de véhicules. En son cœur, plus ou moins à l’intersection des deux principaux axes qui structurent la cité, une immense esplanade de pelouse est enclose dans le réseau routier, sans accès pour les marcheurs [8]. Malgré la contrainte, les piétons empruntent cette zone, et y tracent un réseau d’usage, relevé et cartographié par Daniel Nairn sur son blog Discovering Urbanism : The Walking Paths of Brasilia.

À Montréal, la ligne de chemin de fer de la Canadian Pacific Railway coupe la ville et enclave certains quartiers. Les habitants n’ont de cesse de trouer les barrières et de défier les amendes infligées par les agents de la compagnie pour réaliser leurs trajets optimums. Rima Elkouri écrit : « Ces nombreuses lignes de désir sont très éloquentes. Elles sont le symptôme d’un aménagement urbain déficient. Si on y érige un mur, il sera démoli. Si on plante une clôture, elle sera coupée. Si on répare la clôture, elle sera trouée le lendemain. Et si on donne des contraventions aux «délinquants», cela ne changera absolument rien… » [9].
Partant du même problème, le blogueur Carle Bernier-Genest révèle la présence d’un sentier urbain traversant une zone interstitielle dans la ville de Montréal : « Le long de cette voie ferrée, de la rue Clark à la rue Masson, existe un sentier multifonctionnel (piétons et cyclistes) fantastique. Pendant trois ans, je l’ai longé tous les jours pour aller travailler et c’était chaque fois une expérience unique. […] En plein cœur de la ville, enserré dans ce que l’urbanisation n’a pas encore dévoré, on s’y trouve en même temps dans un vieux corridor industriel, dans ce qui semble être l’envers de la ville. […] Du sol et de ses fleurs, on peut aussi y découvrir les murs et leur histoire. Fascinante piste multifonctionnelle! Méconnue aussi. » [10]

L’auteur du blog Bougez autrement à Blois a publié un article agrémenté de nombreuses photos sur le concept et interprète les contraintes et les attracteurs de ces chemins : Lignes de désir !

Si vous habitez Rennes, les Frères Ripoulain organisent une marche collective le samedi 29 mars 2014 en lien avec les chemins du désir. Plus d’information ici : http://criee.voyelle-dev.fr/Chemins-du-Desir

Deux site où vous trouverez des centaines de photos :
http://www.pinterest.com/josayshello/desire-paths-trails/
https://secure.flickr.com/groups/desire_paths/

Gaston Bachelard et les chemins de désir

Je n’ai encore lu que quelques phrases dans La Poétique de l’espace de Gaston Bachelard [11], mais je pense que quand l’auteur du blog Shape+Color, fait un lien entre sa pensée et le concept de ligne de désir [12], ils n’a vraiment pas tord :
« Just as Bachelard examines, it shows how the human use of an architectural or pre-determined flow through space will sometimes over-ride the intentions of it’s creator. Just like nature and evolution itself, life will always find the most expedient route to what it wants… »
Traduction toujours aussi impertinente : « Tout comme Bachelard l’exprime, cela montre comment la circulation humaine l’emporte parfois sur l’intention de son créateur qui la voulait prédéterminée par l’architecture. Tout comme la nature et l’évolution elle même, la vie saura toujours trouver l’itinéraire le plus opportun vers ce qu’elle désire… »

Sur la toile anglophone, la philosophe et poète français est parfois crédité d’une paternité sur l’expression et parfois même sur le concept. S’il est vrai que cette expression est pleine de poésie, cette paternité semble être un faux, peut être dû à une ancienne version de la page wikipédia anglaise desire path dans laquelle en 2008 encore, on pouvait lire « The term was coined by Gaston Bachelard in his book The Poetics of Space » – je ne suis pas remonté plus loin. D’après la discussion liée à la page, le terme n’apparait pas dans le livre, aucune référence à une page n’est jamais cité, et l’ancienne version de page wikipédia avant sa correction était la seule référence existante : « It is interesting that the old version of this page has now become a kind of circular source » note l’un des contributeurs de la page [13].

Évidement, Bachelard entretient un peu la confusion en écrivant : « L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin. » [14]

Au delà de l’urbanisme

Le concept de lignes de désir a été appliqué à un autre sujet, celui des interfaces informatiques. La conception des claviers ergonomiques a utilisé la « trace » des tendons de la main pour produire un outil plus adapté et moins agressif. Dans le domaine des interfaces visuelles, les champs dans les formulaires, les systèmes de vote en ligne, et la présentation des résultats de recherches sur Google ont été adapté en fonction de l’usage qu’en font les utilisateurs, par détection des erreurs de remplissage, ou par celui du mouvement des yeux dans l’exploration du contenu d’un écran.

Le document de la note 5 donne d’autres exemples : emplacement des boutons de contrôle sur les plaques de cuisson, formulaires de demande de visas, fonctionnement des distributeurs de billets.

Le concept de ligne de désir devient un outil d’analyse pour l’ergonome.

notes :

[1] Chemins de traverse et lignes de désir, revue Urbanisme n° 359, mars-avril 2008.
La totalité de l’article est passionnant, et les autres écrits de cette chercheuse tout autant. Vous en trouverez en téléchargement sur le site suivant : http://www.bfluid.com/Publications.html. Celui que je cite est dans l’archive de 2008.

[2] Par exemple, l’article de Scott Berkun est le premier où j’ai déniché cette légende : http://scottberkun.com/2011/thinking-in-desire-paths/
« There’s a likely apocryphal story about a campus that didn’t put any paved paths in until after the first year. They looked to see the paths the students had made, and put the paved paths over them in the second year. »

[3] Je ne peut confirmer la véracité de cette citation, n’ayant pas eu le livre en main. Ma source est une archive consultable ici, pour ce qu’elle vaut : http://www.petting-zoo.net/~deadbeef/archive/163.html

[4] vous pouvez lire l’étude de 1959 ici et même faire des recherches dans le texte : https://archive.org/details/chicagoareatrans01chic

[5] Commercial Success by looking for Desire Lines, de Carl Myhill : (http://www.litsl.com/personal/commercial_success_by_looking_for_desire_lines.pdf)
À propos de Central Park, l’auteur cite Rebuilding Central Park: A Management and Restoration Plan de Elizabeth Barlow Rogers, The MIT Press, 1987.

[6] J’ai aussi trouvé la citation suivante qui confirme le fait : « Study participants also drew charts of pedestrian traffic to take note of what are delightfully termed « desire lines »— paths made by walkers as opposed to those created on the drawing board. », Thomas Frick, Rebuilding Central Park, Technology Review, August 1987. Je traduit parce que la formulation est jolie : « Les participants de l’étude ont aussi dessiné des schémas du trafic piéton pour noter ce qui est délicieusement nommé lignes de désir – les chemins réalisés par les marcheurs par opposition avec ceux créés sur le tableau ».

[7] Je veux parler du moteur de recherche de Google bien sûr, mais ce dernier est de moins en moins efficace pour trouver de l’information sans références préalables. Toujours incroyablement efficace dès que l’on a un nom, un titre, pour retrouver d’autres références et faire des croisements et des sautillements de réflexion ; il est désarmé face à des concepts peu explorés et encore informes dans l’esprit du quémandeur, et remonte alors une masse inutilisable de références partant dans toutes les directions et n’arrivant en définitive nulle part.

[8] Il semblerai sur les images aériennes de google map que certains aménagements ont été réalisés. On voit quelques passages piétons, mais la majorité des franchissements sont sauvages, et coupent visiblement les artères routières pourtant d’une largeur démesurée.

[9] extrait de l’article de Rima Elkouri dans LaPresse.ca : http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/rima-elkouri/201201/25/01-4489145-les-lignes-de-desir.php?utm_categorieinterne=trafficdrivers&utm_contenuinterne=cyberpresse_B40_chroniqueurs_373561_accueil_POS2

[10] http://cbernier.wordpress.com/2013/03/03/les-lignes-de-desir-du-cp/

[11] Le livre numérisé existe sur la toile, grâce aux lois sur le droit d’auteur qui sont plus laxistes au Canada. En France, le livre est toujours protégé pour quelques années. Je vous laisse faire la recherche, ce n’est pas difficile à trouver – et sinon vous savez où me trouver…

[12] http://shape-and-colour.com/2008/02/29/gaston-bachelard-the-poetics-of-space-desire-paths/ J’avais d’abord trouvé une source en français qui faisait le lien entre Bachelard et les chemins. Mais en continuant mes recherches, je suis tombé sur ce texte en anglais, et le français en était clairement un traduction modifiée sans référence à l’original… à la limite du plagiat.

[13] https://en.wikipedia.org/wiki/Talk%3ADesire_path. Par ailleurs, une recherche dans le fichier pdf ne remonte aucune occurrence de l’expression.

[14] La Psychanalyse du feu, Gaston Bachelard, éd. Gallimard, coll. NRF idées, 1949, chap. 2 (« Feu et rêverie »), p. 34

À propos des traductions : si je pense assez bien comprendre l’anglais, je ne suis pas bilingue. Mes traductions sont potentiellement fausses, et vous devriez toujours vous fier au texte de référence en anglais plutôt à ma version. J’ai essayé de transcrire la pensée plutôt que le contenu formel, mais j’ai pu passer à côté de certains éléments. Je suis ouvert à toute correction que vous m’apporteriez.

Jungle urbaine (1)

« […]le jardin à la française et ses boulingrins illustrent de façon grandiose une distance à l’égard du végétal […] devenus éléments malléables d’un décor, privés des seules libertés auxquelles puissent prétendre les plantes –élaborer une forme propre et en peupler l’espace–, herbes et arbres cessent d’être des interlocuteurs possibles pour les sociétés : les esclaves n’ont pas de parole. De Versailles au pavillon de banlieue, les êtres vivants les plus présents dans notre regard sont tenus au même mutisme. Le gazon qui n’a pas le droit de grandir, définitivement interdit de printemps, prolonge au-dehors l’espace moquette du séjour. Seul en diffère l’entretien (combiné aspirateur-tondeuse à étudier). » [1]

Je mis plusieurs années à convaincre mes parents de l’inutilité de tondre notre semblant de pelouse chaque année plus laide. ils finirent par voir et apprécier les grandes fleurs sauvages mauves, jaunes et bleues qui peuplaient le jardin. Je fus alors dispensé de la corvée.
Nos passages dans le jardin devenu une friche formèrent naturellement un chemin et y introduisirent un nouveau milieu, plus ensoleillé et rendu plus sec par le tassement du sol. Les pâquerettes et les pensées sauvages apprécièrent cette frontière et après quelques saisons, le chemin était matérialisé, comme une allée de délicates fleurs blanches et mauves.
Le jardin ne fut jamais aussi beau qu’après avoir été laissé à lui même pendant quelques années.

Par la suite, mes parents devenus convaincus placèrent de petites étiquettes sur les plantes sauvages qui poussaient sur notre trottoir en profitant de la fissure – la « brèche urbaine » – entre le mur et le vieux bitume désagrégé. Les étiquettes indiquant « ne pas traiter » étaient destinées aux agents de la commune, pour qu’ils ne les détruisent pas à coup d’herbicides. Nous avions les seules plantes de trottoir de la ruelle. Echos à coup d’herbes folles des jardins de rue du Japon ou de Taiwan.
Un jour une voisine passa et dit avec grand sérieux « c’est dommage ces plantes, vous qui avez un si beau trottoir », avant de passer son chemin. Cela nous fit sourire : nous devions bien admettre que la beauté minérale du trottoir nous avait totalement échappé.
Les herbes folles sont restées, ont fleuri, fructifié, et ne sont morte qu’à l’hiver.

Dans une rue proche, il y a un figuier qui pousse depuis quelques années entre un mur et une gouttière, à environ un mètre du sol. Il n’a surement pas été planté, et prospère comme il peut dans cette encoignure, semé sans doute par une chiure d’oiseau adepte de la précision. Les habitants l’ont laissé jusqu’à maintenant, même si ce n’est peut être pas très bon pour le mur. Le figuier est une plante robuste qui se contente de peu, mais ces conditions paraissent si extrêmes qu’elles forcent le respect ; et l’informe arbuste se pare d’une certaine beauté, tel un bonzaï naturel.

Figuier sauvage

Dan le Rouge © CC-BY NC ND

Cette nature urbaine qui persiste à envahir les espaces minéraux des villes s’offre à celui qui sait la voir et l’apprécier. Mauvaise herbe folle, subissant qualificatifs péjoratifs et stress intense, et qui participe pourtant de la richesse d’une promenade urbaine.

Dans les rues peu fréquentées, dans certains parkings manquant d’entretient, les fissures du bitume sont colonisées par des herbes, nanifiées par la rareté du substrat ; et par des mousses, dont le vert intense illumine les sombres revêtements quand le soleil brille après la pluie. Le regard appréciera ces micro-paysages, jardins secs inversés où la pièce rapportée est le minéralisme environnant.

Micro-paysage

Dan le Rouge © CC-BY NC ND

Micro-paysage

Dan le Rouge © CC-BY NC ND

Parfois les habitants d’un quartier prennent en main la végétalisation de leur rue, arrachent quelques pavés et plantent dans le sol sous-jacent des graines ou de jeunes pousses. Sous les pavés le jardin.
Dans un quartier enclavé entre voie ferrée et grandes artères, proche de la gare de Bordeaux, ce fut un bonheur de dériver d’une rue à l’autre dans la lumière douce du soir d’été et d’admirer les grandes roses trémières qui y prospéraient. Atteignant parfois deux mètres et masquant à demie, là une porte, ici une fenêtre. Par l’effet sans doute d’un pacte tacite avec les agents d’entretien qui semblèrent fermer les yeux – ou les ouvrir plus et apprécier l’initiative, chaque coin de rue offrait une découverte. Les coins ombreux et humides abondaient de mousses et d’herbes au vert rendu tendre par les pluies abondantes de l’été dernier. J’espère que l’expérience sera renouvelée l’an prochain et que je pourrai partager cette fois cette découverte fortuite.

Rose trémière

Dan le Rouge © CC-BY NC ND

Quartier Libre

Dan le Rouge © CC-BY NC ND

Dans cette ville dont le plan d’aménagement semble livré au minéralisme le plus sobre, les quartiers résidentiels semblent parfois en proie à une résistance non-dite qui pousse les habitants à investir leur trottoir par le végétal. Je connaissais par exemple une autre adresse où l’on avait découpé deux trous biens nets dans le bitume, au raz d’un beau mur de pierre blonde, pour y planter du jasmin. La plante était guidée par dessus la porte d’entrée. À la floraison, le passage de cette porte devait être bien agréable.

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La connaissance ne retire rien à l’appréciation, aussi je vous conseille le livre Sauvages de ma rue, publié par le Muséum national d’Histoire naturelle et la maison d’édition Le Passage. L’identification des espèces est facilité par une reconnaissance classique des fleurs et par la forme des feuilles. En effet, cette végétation urbaine, souvent naine et subissant les agressions constante du passage et des pollutions, ne présente pas toujours de fleurs visibles. Seul bémol, son format le rend un peu difficile à mettre dans une poche.
Un site web éponyme est lié au livre. Il propose des textes sur la biodiversité urbaine, mais aussi un formulaire permettant à tout un chacun de participer au relevé des végétaux qui peuplent nos villes. Cette démarche participe à la fois de la découverte d’une nature vague et quasi invisible et au réenchantement du monde urbain.

Notes :
[1] L’un de mes lecteurs appréciera cette citation, il se reconnaitra. Elle est de Pierre Lieutaghi, in « L’ethnobotanique au péril du gazon », Terrain [En ligne], 1 | octobre 1983, mis en ligne le 23 juillet 2007. URL : http://terrain.revues.org/2779

Je suis un artiste, petite farce sans conséquence

Je déclare que ma vie est un acte artistique dont je suis l’auteur. Tous mes actes, pensées, sentiments, traces ; et par conséquent toute donnée relative à ces actes, pensées, sentiments, traces, fait donc partie intégrante d’une œuvre.

Cette œuvre est un acte permanent : mes rêves et mes ronflements font partie de l’oeuvre, de même que toute acte inconscient, au même titre que tout acte, pensée, sentiment, conscient.

Cette œuvre est le produit de toutes mes personnalités, réelles et virtuelles : donc tous mes actes, pensées, sentiments, traces, qu’ils soient produits en mon nom propre ou sous pseudonyme font partie intégrante de l’œuvre.

Il en découle que toutes les données relatives à ma vie – positionnement géographique ; publications de ce blog, ou de toute autre plateforme de blogging et de microblogging ; éléments publiés sur les réseaux sociaux présents ou à venir ; photos et vidéos dont je suis l’auteur ou l’acteur ; éléments de mes messageries électroniques ; données médicales ou fiscales ; votes et signatures de pétitions ; commentaires sur tout type site web ; liste non exhaustive – doivent être considérés comme des « données culturelles numériques » relative à cette œuvre qu’est ma vie.
Ces données m’appartiennent et sont par conséquent couvertes par la propriété intellectuelle.

Outre les données numériques, toute donnée physique que je peux laisser, consciemment ou inconsciemment dans la réalité – marque de pas ; fragment d’ADN, d’ARN, ou tout autre matériel génétique ou épigénétique connu ou inconnu ; onde sonore (paroles, sons, bruits) ; onde électromagnétique (dans le spectre visible ou invisible) ; odeur, phéromone ; champ magnétique et électrique ; mouvement (les miens ou ceux que j’imprime à mon environnement) ; liste non exhaustive – est à verser au sein de cette même œuvre.

Je déclare l’œuvre décrite ci-dessus sous licence CC – BY NC SA, licence que je me réserve le droit de modifier, de manière globale, ou au cas par cas pour chacune des données que je pourrais produire.

Bien entendu, cette déclaration a valeur rétroactive sur l’ensemble de ma vie depuis le jour de ma majorité ; et toute modification de cette déclaration aura aussi valeur rétroactive.

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Cette déclaration est une farce destinée à montrer l’absurdité d’une société que seul un acte désintéressé, artistique, une volte, semble pouvoir transcender.
L’œuvre d’art existe par son créateur, mais aussi par son public, seul à même de la révéler dans la réalité sensible. Le regard du spectateur est d’importance et transforme l’œuvre.

N’hésitez pas à lire le grandiloquent Manifeste : Principes d’une déclaration universelle de l’internaute et du créateur à l’heure du numérique du Forum d’Avignon 2013.

L’analyse la plus intéressante (la seule ? n’hésitez pas à m’en signaler d’autre) de ce texte est chez S.I.Lex.

L’article de Laurent Chemla sur un sujet très proche est tout aussi bon, comme d’habitude, Nous sommes tous des ayants droits.

zone interstitielle (1)

J’emprunte cette expression tout d’abord au groupe Stalker qui défini les Territoires Actuels comme formant « le négatif de la ville bâtie, les aires interstitielles et marginales, les espaces abandonnés ou en voie de transformation. » [1]

D’après l’article de wikipédia portant sur l’École de Chicago en sociologie, l’expression de zone interstitielle a été employé dés les années 1920 pour parler de la « ceinture de pauvreté » – on verra plus bas comme cette expression est significative – entre centre ville commercial et parties résidentielles plus aisées l’entourant : une partie de la ville détériorée, à la population changeante, dont les services publics sont absents. Là s’installent les gangs, structures violentes qui répondent à la désorganisation sociale.

Dans l’article Des friches : le désordre social de la nature, Lucie Dupré décrit au chapitre 11 une « zone interstitielle » qui est aussi une frontière, citation :

Il s’agit d’un « désert » végétal [… qui] affiche tous les dangers associés à ce retour du sauvage dont elle cumule, en les exacerbant, les principaux attributs. En limite de régions, entre prairie et forêt, elle constitue un lieu marginal qui attire des populations marginales : des « gens aux idées pas très claires » et des « bohémiens ». Le jour, le sous-bois, dit-on, est fréquenté par des familles de « bohémiens » qui viennent y prendre le frais en famille. […] Avec la figure du bohémien s’amorce l’idée du retour du sauvage, de la nature inquiétante, de la marginalisation sociale dont cette zone interstitielle est l’expression. [2]

La ceinture.

Le mot zone vient du latin zona, et du mot grec zônê (ζωνη) pour ceinture ou ceindre. Le mot grec viendrait du sanscrit junami, joindre, lier. En ancien français, la zone était une partie de l’habillement du prêtre officiant. Ce terme semble toujours employé dans l’église orthodoxe : c’est la ceinture de tissu portée par-dessus l’epitrachelion.
La zone, espace bien défini en géographie ou en urbanisme, prend en argot le sens de désordre : foutre la zone, c’est la zone.
Le verbe zoner – définir des zones, réaliser un zonage – est synonyme, toujours en argot, de errer, mener une existence de marginal: le Robert historique de la langue française le défini comme « coucher n’importe où, comme les habitants de la zone » (v. 1950). On trouve aussi dans le même dictionnaire le terme de zonards, d’abord mot d’argot militaire – « soldat de 1re classe » (1894), puis habitant de la zone, au sens de quartier défavorisé.
Cette utilisation vient de la Zone parisienne du début du XXème siècle : si jusque à cette époque le mot désigne de manière elliptique une « zone militaire fortifiée », il prend alors un sens plus spécifique désignant les terrains vagues qui se sont constitués autour de Paris dans les bandes de terrain dégagés de toute constructions autour des bastions de l’enceinte de Thiers. Céline a écrit dans le Voyage au bout de la nuit à propos de la Zone : « de cette espèce de village qui n’arrive jamais à se dégager tout à fait de la boue, coincé dans les ordures et bordé de sentiers ».
On notera la proximité linguistique des mots enceinte et ceinture (zona en latin on l’a vu) ; mais aussi des « bandes » de terrain, à approcher de l’utilisation ancienne du mot zone pour désigner, en géographie et en astronomie, des bandes définies par deux cercles parallèles [3].

La plasticité du langage fait que la notion péjorative du mot peut être mise de côté, et zoner est alors synonyme de flâner qui invoque un certain plaisir.

Le renouveau.

L’étymologie la plus admise du mot friche est le néerlandais versch ou virsch, qui signifie frais, nouveau. Utilisé avec le mot lant, terre, il désigne une terre gagnée sur la mer en l’endiguant [4]. On trouve aussi le latin fractitium, champ labouré pour la première fois, de fractum, briser [5], que l’on peut sans doute rapprocher de friable et effriter. Il y a encore le latin frango, briser au sens de briser les mottes, labourer [6]. On arrive par ici au fragment qui vient de frangere, briser.

Intéressant comme le mot désignant un nouvel espace de culture, c’est transformé pour désigner des lieux abandonnés : un champ en friche n’est plus cultivé, une friche urbaine ou industrielle est laissée inoccupée après l’arrêt de l’activité. Lieux abandonnés mais destinés à renaitre : la friche agricole vise à renouveler un sol épuisé, la friche urbaine – officiellement en « attente d’une nouvelle occupation » [7] – sera réhabilitée pour répondre à la pression démographique de la métropole qui l’abrite.
Ce sont toujours des lieux en transition, mais aussi de transition car ils abritent souvent une population migrante plus ou moins visible : roms, marginaux, qui font de ces lieux en creux leur pénates temporaires.
L’origine latine aux différentes forme de l’action de briser, à la fois constructive (labourer) et destructive (fragmenter), apporte un éclairage sur le rôle de la friche : fragmentation de l’espace urbain et préparation d’un nouvel ensemencement porteur d’espoir.

L’espace indéfini.

Dans l’expression « terrain vague », on invoque ici le vide, et plus particulièrement une absence de culture, mais aussi : l’imprécision, un espace sans bornes déterminées. Dans l’art, c’est le vaporeux et l’indécis, en parlant de peinture (voir le mot vaguesse). Au sens figuré, il est un malaise indéfini de l’âme. Le mot vient du latin vaccum, vide.
Quelques emplois anciens se rapportent à vagus, errant : Ronsard parle ainsi du « vague peuple hébreu ». C’est ce sens qui a sans doute donné le verbe vaguer, errer, aller à l’aventure, et divaguer, qui en plus du sens figuré le plus employé de délirer, signifie aussi « sortir de son lit » en parlant d’une rivière. En jurisprudence, c’est « errer à l’abandon, en parlant des animaux malfaisants ou des fous. » [8]
L’étymologie est si claire et directe, synthétisons à la hache : le terrain vague est un espace vide abritant les errants.

Le langage est décidément un système étonnamment cohérent et la noosphère n’est pas loin.

Continuer l’exploration.

Je reviendrai sur ce blog sur ces notions de marge, de zone, de friche, de frontières parfois cachés, et sur les infrastructures invisibles. Mais c’est aujourd’hui assez pour un seul billet.

Je pourrai vous faire une pile de bouquins et de texte, de Careri à Debord, mais celui-ci traite bien du sujet, et je compte parler des autres plus tard :
Un Livre blanc: récit avec cartes (ISBN 978-2213634111), de Philippe Vasset. Un site web existe pour étendre le travail réalisé pour le livre : un site blanc.

notes :
[1] lire le manifeste du groupe Stalker : http://digilander.libero.it/stalkerlab/tarkowsky/manifesto/manifestFR.htm
[2] paru dans la revue Terrain : Dupré L., 2005, « Des friches : le désordre social de la nature », Terrain, n° 44, pp. 125-136, et disponible en ligne : http://terrain.revues.org/2488
[3] quelques références ici : http://www.cnrtl.fr/lexicographie/zone?
[4] http://www.cnrtl.fr/etymologie/friche
[5] http://www.littre.org/definition/friche
[6] https://fr.wiktionary.org/wiki/friche
[7] La friche urbaine fait l’objet d’une définition dans le Journal Officiel du 16/12/1998 : terrain laissé à l’abandon, ou utilisé à titre transitoire, en milieu urbain, dans l’attente d’une nouvelle occupation.
[8] https://fr.wikipedia.org/wiki/Animal_domestique_en_droit_français#L’errance_des_animaux_sauvages

note x : je suis encore en lutte avec l’éditeur de wordpress… veuillez excuser la mise en page aléatoire. Malgré une bonne heure de mise en page, je suis toujours insatisfait du résultat. Sans parler des espaces insécables qui disparaissent !

édition le 17 janvier 2014 : quelques corrections grammaticales mineures.

de l’orthographe en français des îles japonaises au XVIIIe siècle

En lisant la note Dideropédia et Dalemberpédie du blog d’Olivier Ertzscheid, j’apprends avec bonheur que l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert est en ligne sur Wikisource.

J’y consulte l’article sur le Japon qui débute comme suit :
« JAPON, le, (Géog.) grand pays de la partie la plus orientale de l’Asie. C’est un composé de quantité d’îles, dont les trois principales sont celles de Niphon, de Saikokf, & de Sikokf ; ces trois îles […] »
Je poursuit rapidement ma lecture, et je vois d’autres mots japonais dont le ‘u’ auquel je m’attendais a été remplacé par un ‘f’.

Je n’avais jamais vu cette graphie, ni dans des textes récents, ni dans les récits de voyage du XIXème siècle publié par Bouquins.

Pensant à une erreur de reconnaissance de caractères, je veux vérifier ! et file comme d’habitude faire quelques recherches sur mon routeur neural d’appoint : Google.
Rapidement, je vois que l’ATILF héberge cette encyclopédie depuis quelques années, mais le texte y est exactement le même – je suppose que wikisource a repris le texte de l’ATILF. Inutile de poursuivre par ici. Sur le moment, je ne remarque pas en en-tête de la page, le logo l’Université de Chicago et du projet ARTFL.

Je retourne sur le blog d’Olivier Ertzscheid, vois un commentaire (merci Calimaq) qui indique que la base Gallica héberge les pages numérisées de l’encyclopédie. Je vais sans doute pouvoir vérifier, pensais-je.
Après avoir apprivoisé le moteur de recherche – et surtout avoir compris l’utilité du lien, en police de taille 4, intitulé « Voir tous les volumes du même ensemble éditorial » que l’on trouve dans les résultats – je trouve une liste des tomes de la fameuse encyclopédie, et fait défiler la page : tome premier, cinquième, troisième, tant pis pour l’ordre, je les regarde tous, je sais grâce à Wikisource que mon JAPON est au huitième tome, page 453…
Arrivé en bas, pas vu de tome huitième, et il n’y a que 12 résultats, pas d’autre page. Les bras m’en tombe, je sombre quelques instants dans la stupeur : Gallica n’a pas numérisé tous les tomes de l’Encyclopédie. What the fuck ? Je fais de nouvelle recherches, plus précises, mais je ne retrouve toujours que les mêmes 12 tomes. L’Encyclopédie est ici tronquée, mutilée ? Je quitte les lieux, dépité.

Nouvelle recherche google, je trouve sur Lexilogos un formulaire de recherche. Mais les requêtes se font sur les serveurs de l’Université de Chicago, qui renvoient une erreur confuse : Database name not registered: encyclopedie0311. Contact .
J’édite ma barre d’adresse, raccourci direct pour les rives du lac Michigan, recherche interne sur « d’alembert », arrivée ici : http://encyclopedie.uchicago.edu/node/166. Voilà qui semble prometteur.
Nouvelle fouille – je vois vite que l’ATILF est cité, n’espère donc plus une autre version du texte, mais une version numérisée. Lexilogos promettait « texte & scan » à l’Université, mais je ne trouve rien d’autre que le même texte, et pas de scans.

Je m’intéresse à la page Wikisource – il serait temps. Après tout, un wiki s’édite, et on peut y discuter. Le lien Modifier ne permet d’éditer que l’en tête et pas le contenu, normal : le contenu de l’Encyclopédie n’a pas à être modifié. Je cherche le lien de Discussion, et vois, à côté un lien Source. Je n’ose y croire…
Mais si ! Il y a toutes les pages du tome huitième perdu par Gallica, avec le texte en face de la numérisation de la page : https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Diderot_-_Encyclopedie_1ere_edition_tome_8.djvu/455
Quel imbécile je fais, à me jeter sur l’internet tout entier alors que l’information était sous mon nez ! Cependant, je n’aurai jamais eu de premier article sans cette précipitation.

Fébrilement, je cherche JAPON dans le scan, et surprise : pas d’erreur de reconnaissance, l’original est bien Saikokf. Je retrouve aussi Sikokf, et autres Kokfs…
Pourquoi Louis de Jaucourt – l’auteur de l’article de l’Encyclopédie – a-t-il utilisé cette orthographe ?

L’Encyclopédie possède un article pour l’île de Saikokf, le voici au complet :

SAIKOKF, île, (Géog. mod.) c’est-à-dire le pays de l’ouest, grande île de l’Océan. Après l’île de Nipon, c’est la plus considérable en étendue des trois grandes îles qui forment l’empire du Japon. Elle est située au sud-ouest de l’île de Nipon, dont elle est séparée par un détroit plein de rochers & d’îles, qui sont en partie desertes & en partie habitées. On la divise en neuf grandes provinces, & on lui donne 148 milles d’Allemagne de circuit. (D. J.)

Les quatre principales îles du Japon sont nommé de nos jours Honshu, Hokkaido et Kyushu et Shikoku. À la fin du XVIIIe siècle, l’île Hokkaido en début de colonisation n’était que très peu peuplée par des Japonais, et l’auteur ne l’a sans doute pas citée. Il ne reste que Kyushu pour être la seconde île du Japon, surtout à l’ouest. C’est donc le nom de Saikokf, qu’emploient les français pour la désigner à cette époque. Remarquez au passage que cette fois, l’auteur écrit Nipon et non pas Niphon comme dans l’article précédent. Peut être une coquille de l’original, car il y a aussi un article de l’Encyclopédie pour Niphon, et aucun pour Nipon. Quand à ce « 148 milles d’Allemagne de circuit », je suppose que les milles n’avaient pas la même taille en France ou en Allemagne, mais je réserve cela pour un futur article.

Je trouve d’autre référence à ces graphies dans Histoire naturelle, civile, et ecclésiastique de l’empire du Japon écrit par Engelbert Kaempfer, traduit de l’allemand par Jean-Gaspar Scheuchzer, publié en 1729 ou dans Histoire Moderne Des Chinois, Des Japonnois, Des Indiens, Des Persans, Des Turcs, Des Russiens, &c. de François-Marie de Marsy, publié en 1754. Ces deux exemples sont numérisés par Google Books, j’aime leur titre à rallonge – on dirait que les auteurs veulent remplir la page, et cette belle graphie du e cetera avec une esperluette. Le second me confirme sans ambiguïté que Saikokf est bien Kyushu, on y parle du « Kiusiu, ou pays des neuf », Kyushu comptant neuf provinces administratives.
D’autres exemples de désignation et les auteurs qui les utilisent peuvent être consultées dans le texte de Jean-Gabriel Santoni : Le Japon dans les ouvrages occidentaux entre les XVIe et XIXe siècles (voyez les dernières pages qui les listent).

Je n’ai répondu que partiellement à la question : Jaucourt utilisait l’écriture admise de son époque, soit. Mais pourquoi écrire le son « ou » par la lettre ‘f’ ?

D’après l’article de wikipédia à propos de la romanisation du Japonais : « Les premières transcriptions sont conçues par les premiers missionnaires et commerçants portugais au XVIe siècle. […] D’autres transcriptions sont proposées par des Français, des Italiens et des Allemands, mais seule la transcription hollandaise est présente au Japon durant les années d’isolement imposées par le shogunat d’Edo. »
Un lien vers une page inexistante de wikipédia nommée Olanda-shiki existe sur cette page, mais mes recherches ne donnent rien pour ce terme.

Malgré mes recherches je ne trouve rien de consistant et abandonne pour ce soir. Voici tout de même une carte dessinée par Englebert Keampfer, publiée vers 1727. Si Kyushu y est écrit KIVSIV, Shikoku est bien écrit SIKOKF :

874px-Map_of_Japan_by_Keampfer.jpg

Old map of Japan, a copper engraving that appearead in « History of Japan » (1727-1728). The map was drawn by Englebert Keampfer, a German physician who spent two years (1690-1692) in Dejima (Nagasaki). (Wikimedia Commons)