J’emprunte cette expression tout d’abord au groupe Stalker qui défini les Territoires Actuels comme formant « le négatif de la ville bâtie, les aires interstitielles et marginales, les espaces abandonnés ou en voie de transformation. » [1]
D’après l’article de wikipédia portant sur l’École de Chicago en sociologie, l’expression de zone interstitielle a été employé dés les années 1920 pour parler de la « ceinture de pauvreté » – on verra plus bas comme cette expression est significative – entre centre ville commercial et parties résidentielles plus aisées l’entourant : une partie de la ville détériorée, à la population changeante, dont les services publics sont absents. Là s’installent les gangs, structures violentes qui répondent à la désorganisation sociale.
Dans l’article Des friches : le désordre social de la nature, Lucie Dupré décrit au chapitre 11 une « zone interstitielle » qui est aussi une frontière, citation :
Il s’agit d’un « désert » végétal [… qui] affiche tous les dangers associés à ce retour du sauvage dont elle cumule, en les exacerbant, les principaux attributs. En limite de régions, entre prairie et forêt, elle constitue un lieu marginal qui attire des populations marginales : des « gens aux idées pas très claires » et des « bohémiens ». Le jour, le sous-bois, dit-on, est fréquenté par des familles de « bohémiens » qui viennent y prendre le frais en famille. […] Avec la figure du bohémien s’amorce l’idée du retour du sauvage, de la nature inquiétante, de la marginalisation sociale dont cette zone interstitielle est l’expression. [2]
La ceinture.
Le mot zone vient du latin zona, et du mot grec zônê (ζωνη) pour ceinture ou ceindre. Le mot grec viendrait du sanscrit junami, joindre, lier. En ancien français, la zone était une partie de l’habillement du prêtre officiant. Ce terme semble toujours employé dans l’église orthodoxe : c’est la ceinture de tissu portée par-dessus l’epitrachelion.
La zone, espace bien défini en géographie ou en urbanisme, prend en argot le sens de désordre : foutre la zone, c’est la zone.
Le verbe zoner – définir des zones, réaliser un zonage – est synonyme, toujours en argot, de errer, mener une existence de marginal: le Robert historique de la langue française le défini comme « coucher n’importe où, comme les habitants de la zone » (v. 1950). On trouve aussi dans le même dictionnaire le terme de zonards, d’abord mot d’argot militaire – « soldat de 1re classe » (1894), puis habitant de la zone, au sens de quartier défavorisé.
Cette utilisation vient de la Zone parisienne du début du XXème siècle : si jusque à cette époque le mot désigne de manière elliptique une « zone militaire fortifiée », il prend alors un sens plus spécifique désignant les terrains vagues qui se sont constitués autour de Paris dans les bandes de terrain dégagés de toute constructions autour des bastions de l’enceinte de Thiers. Céline a écrit dans le Voyage au bout de la nuit à propos de la Zone : « de cette espèce de village qui n’arrive jamais à se dégager tout à fait de la boue, coincé dans les ordures et bordé de sentiers ».
On notera la proximité linguistique des mots enceinte et ceinture (zona en latin on l’a vu) ; mais aussi des « bandes » de terrain, à approcher de l’utilisation ancienne du mot zone pour désigner, en géographie et en astronomie, des bandes définies par deux cercles parallèles [3].
La plasticité du langage fait que la notion péjorative du mot peut être mise de côté, et zoner est alors synonyme de flâner qui invoque un certain plaisir.
Le renouveau.
L’étymologie la plus admise du mot friche est le néerlandais versch ou virsch, qui signifie frais, nouveau. Utilisé avec le mot lant, terre, il désigne une terre gagnée sur la mer en l’endiguant [4]. On trouve aussi le latin fractitium, champ labouré pour la première fois, de fractum, briser [5], que l’on peut sans doute rapprocher de friable et effriter. Il y a encore le latin frango, briser au sens de briser les mottes, labourer [6]. On arrive par ici au fragment qui vient de frangere, briser.
Intéressant comme le mot désignant un nouvel espace de culture, c’est transformé pour désigner des lieux abandonnés : un champ en friche n’est plus cultivé, une friche urbaine ou industrielle est laissée inoccupée après l’arrêt de l’activité. Lieux abandonnés mais destinés à renaitre : la friche agricole vise à renouveler un sol épuisé, la friche urbaine – officiellement en « attente d’une nouvelle occupation » [7] – sera réhabilitée pour répondre à la pression démographique de la métropole qui l’abrite.
Ce sont toujours des lieux en transition, mais aussi de transition car ils abritent souvent une population migrante plus ou moins visible : roms, marginaux, qui font de ces lieux en creux leur pénates temporaires.
L’origine latine aux différentes forme de l’action de briser, à la fois constructive (labourer) et destructive (fragmenter), apporte un éclairage sur le rôle de la friche : fragmentation de l’espace urbain et préparation d’un nouvel ensemencement porteur d’espoir.
L’espace indéfini.
Dans l’expression « terrain vague », on invoque ici le vide, et plus particulièrement une absence de culture, mais aussi : l’imprécision, un espace sans bornes déterminées. Dans l’art, c’est le vaporeux et l’indécis, en parlant de peinture (voir le mot vaguesse). Au sens figuré, il est un malaise indéfini de l’âme. Le mot vient du latin vaccum, vide.
Quelques emplois anciens se rapportent à vagus, errant : Ronsard parle ainsi du « vague peuple hébreu ». C’est ce sens qui a sans doute donné le verbe vaguer, errer, aller à l’aventure, et divaguer, qui en plus du sens figuré le plus employé de délirer, signifie aussi « sortir de son lit » en parlant d’une rivière. En jurisprudence, c’est « errer à l’abandon, en parlant des animaux malfaisants ou des fous. » [8]
L’étymologie est si claire et directe, synthétisons à la hache : le terrain vague est un espace vide abritant les errants.
Le langage est décidément un système étonnamment cohérent et la noosphère n’est pas loin.
Continuer l’exploration.
Je reviendrai sur ce blog sur ces notions de marge, de zone, de friche, de frontières parfois cachés, et sur les infrastructures invisibles. Mais c’est aujourd’hui assez pour un seul billet.
Je pourrai vous faire une pile de bouquins et de texte, de Careri à Debord, mais celui-ci traite bien du sujet, et je compte parler des autres plus tard :
Un Livre blanc: récit avec cartes (ISBN 978-2213634111), de Philippe Vasset. Un site web existe pour étendre le travail réalisé pour le livre : un site blanc.
notes :
[1] lire le manifeste du groupe Stalker : http://digilander.libero.it/stalkerlab/tarkowsky/manifesto/manifestFR.htm
[2] paru dans la revue Terrain : Dupré L., 2005, « Des friches : le désordre social de la nature », Terrain, n° 44, pp. 125-136, et disponible en ligne : http://terrain.revues.org/2488
[3] quelques références ici : http://www.cnrtl.fr/lexicographie/zone?
[4] http://www.cnrtl.fr/etymologie/friche
[5] http://www.littre.org/definition/friche
[6] https://fr.wiktionary.org/wiki/friche
[7] La friche urbaine fait l’objet d’une définition dans le Journal Officiel du 16/12/1998 : terrain laissé à l’abandon, ou utilisé à titre transitoire, en milieu urbain, dans l’attente d’une nouvelle occupation.
[8] https://fr.wikipedia.org/wiki/Animal_domestique_en_droit_français#L’errance_des_animaux_sauvages
note x : je suis encore en lutte avec l’éditeur de wordpress… veuillez excuser la mise en page aléatoire. Malgré une bonne heure de mise en page, je suis toujours insatisfait du résultat. Sans parler des espaces insécables qui disparaissent !
édition le 17 janvier 2014 : quelques corrections grammaticales mineures.